« Les naturalistes nous éloignent encore bien davantage de la nature, quand ils veulent nous expliquer par des lois uniformes et par la simple action de l'air, de l'eau et de la chaleur, le développement de tant de plantes qui naissent sur le même fumier, de couleurs, de formes, de saveurs et de parfums si différens. Veulent-ils en décomposer les principes ? Le poison et l'aliment présentent dans leurs fourneaux les mêmes résultats. Ainsi la nature se joue de leur art comme de leur théorie. La seule plante du blé, qui n'a été manipulée que par le peuple, sert à une infinité d'usages, tandis qu'une multitude de végétaux sont restés inutiles dans de savans laboratoires.
Je me souviens d'avoir lu autrefois de grandes dissertations sur la manière d'employer les marrons d'Inde à la nourriture des bestiaux. Chaque académie de l'Europe a, au moins, donné la sienne ; et de toutes ces lumières, il en est résulté que le marron d'Inde étoit inutile s'il n'étoit préparé à grands frais, et qu'il ne pouvoit servir qu'à faire de la bougie ou de la poudre à poudrer. Je m'étonnois, non pas de ce que les naturalistes en ignorassent l'usage, et qu'ils n'eussent étudié que les intérêts du luxe, mais que la nature eût produit un fruit qui ne servît pas même aux animaux.
Je fus à la fin tiré de mon ignorance par les bêtes mêmes. Je me promenois un jour au bois de Boulogne, en tenant dans ma main un marron d'Inde, lorsque j'apperçus une chèvre qui étoit à pâturer. Je m'approchai d'elle, et je m'amusai à la caresser. Dès qu'elle eut vu le marron que je tenois entre mes doigts, elle le saisit, et le croqua sur le champ. L'enfant qui la conduisoit me dit que toutes les chèvres en mangeoient, ce qui leur faisoit venir beaucoup de lait. à quelque distance de là, je vis, dans l'allée des marroniers qui conduit au château de Madrid, un troupeau de vaches uniquement occupées à chercher des marrons d'Inde, qu'elles mangeoient d'un grand appétit, sans lessive et sans saumure. Ainsi nos méthodes savantes nous cachent les vérités naturelles, connues même des simples bergers.
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature (extrait), 1784