À l'aube de cette après-midi estivale avec, à l'arrière de votre 2 CV vos deux chèvres, vous passez dans les rues de Saint-Avertin. Sur le siège à côté de vous un livre fatigué de Hannah Arendt. Spectacle hors du commun qui incite les uns à interroger « Qui est-ce ? » et les autres à révéler « C'est M. Domec, de Roidemont ! »
Un patronyme ne constitue pas une réponse ; aussi la question reste-t-elle entière : « Jean Domec, qui êtes-vous ? »
Peu ou prou, personne, adhérent de l'Aspie [1] ou non, ne méconnaît vos prises de position contre l'industrialisation du vivant, vos fulminations contre l'agriculture intensive et la P.A.C. Vous pointez notre époque comme étant celle où le bon sens, celui du curé Meslier dont vous portez le prénom, perd de plus en plus pied, où le profit immédiat règne en maître absolu, où une souffrance sociale comparable à celle du XIXe siècle est de retour en France, où la standardisation du goût colonise la planète. Vous dénoncez les mystifications et leurres de toutes sortes distillés dans les esprits par effet de marketing ou de mode, vitupérez pêle-mêle pédantisme, individualisme, société de consommation et pensée unique, frivolité et cynisme des décideurs. Vous vous gaussez de la déesse télévision que vous n'avez d'ailleurs pas chez vous, de la désinformation généralisée, de la vacuité des médias, de l'exhibitionnisme et de l'outrecuidance du téléphone portable. Vous vous scandalisez des hyper polluants déplacements par voie des airs, de l'abandon du transport par ferroutage, du fait que gares ou banques sont de plus en plus en auto service, des difficultés de survie du commerce de proximité... Enfin, dans votre ligne de mire, le redoutable autodidacte que vous êtes pointe particulièrement les sciences, dévoyées selon vous depuis Descartes, et plus précisément la technoscience dont la barbarie travestie sous l'uniforme rutilant des bonnes intentions a connu un coup d'accélérateur avec l'affaire dite de la vache folle !
Arrêtons, voulez-vous, ce catalogue qui n'en finirait plus et venons en au moteur de vos actions, à ce qui permet de comprendre le pourquoi de vos si singulières prises de position publiques ou privées, orales ou écrites.
Votre jeunesse rebelle fut domptée par la fréquentation assidue de l'œuvre d'un écrivain controversé : Georges Bernanos. Les esprits étroits arguent du monarchisme de celui-ci pour évacuer d'un revers de manche sa troublante vision. Pareil comportement vous est étranger parce que vous n'aimez pas le confort intellectuel qui suscite la grande peur des bien-pensants et mène ces derniers, dans un premier temps, à redouter d'explorer les sentiers aux sulfureuses réputations et dans un second, à abdiquer petit à petit toute velléité de révolte. De tous les écrits du grand romancier catholique qui refusa par trois fois la Légion d'honneur, en 1926, année de votre propre naissance, 1937 et 1940, vous placez au-dessus de tout « La France contre les robots ». Que ceux qui ne comprennent pas votre ténacité à prendre part aux grands débats de notre époque lisent ce texte capital de celui que Robert Brasillach affublait du sobriquet d'« anarchiste chrétien ». Ils pourront cerner l'« anarchiste païen » amoureux du mythe d'Amalthée que vous êtes, érudit et fin connaisseur du statut de l'animal domestique depuis la nuit des temps et des traditions et modes de vie de l'histoire humaine. De plus, ils découvriront un propos polémique dérangeant d'une étonnante hauteur de vue et qui fracasse sans tergiversation le dogme de l'omnipotence de la science et du progrès technique. Héritier du formidable sacrilège bernanosien, vous vous en prenez au scientisme et à ses dociles serviteurs telle l'I.N.R.A. née l'année de vos 20 ans. Votre principal message : « Après le déclin de la religion catholique en France, les esprits se jetèrent tels des orphelins dans les bras de la science encensée par le positivisme. »
Chez vous, à Roidemont, au milieu de quelques amis que vous recevez simplement autour de la grande table de salon, asile de mille documents, lettres d'amis et de correspondants, revues et ouvrages, de votre fidèle machine à écrire qui supplée votre écriture manuelle difficile à déchiffrer, du convivial fromage de chèvre de votre fabrication, du pain et d'un verre de Chinon, votre parole résonne aux oreilles de ceux qui partagent ou débattent avec vous :
- À partir du XIXe siècle et avec une accélération folle au XXe, la technoscience est devenue la nouvelle idole. Elle accapare la place de la science dont, avant la révolution mécaniste du XVIIe siècle, l'objet était de permettre à l'homme de connaître la nature définie par les Grecs comme la φύσίς et non pas de l'asservir ou la piller sans vergogne. Cette folle prétention à nous apporter le bonheur sur un plateau constitue une supercherie et relève d'un orgueil démesuré. Nouvelle Tour de Babel, elle s'effondrera un jour. N'en distinguons-nous pas les premiers craquements ? Ce que je dis là est encore mal compris et sans doute suis-je en avance sur mon temps. Je sais d'ailleurs qu'on s'emploie souvent à réduire mes prises de position à la quête d'un passé révolu, qu'on veut me faire passer pour un nostalgique d'une réalité agricole évanouie. Cette accusation ne tient pas. On me reproche d'être utopiste, mais l'utopie d'aujourd'hui n'est-elle pas la vérité de demain ?
Jean Domec, courageux ami, nous n'entendrons plus votre vive voix. Pourtant, votre engagement n'est pas perdu ; votre pensée reste présente grâce à vos écrits nombreux. En témoigne le site Internet créé par Christian, l'un de vos trois fils, « sente-de-la-chevre-qui-baille.net ». Image éternisée : vous passerez longtemps encore dans les mémoires de ceux qui vous ont connu, traversant les rues dans votre 2 CV, un bouquin à vos côtés, vos deux chèvres à l'arrière, et l'esprit toujours en activité. Par-delà la mort, votre spontanéité coutumière fait écho : « Pourquoi pareille affirmation ? ». Réponse : parce que, dans cette époque d'obscurantisme et de ténèbres, vous êtes une sentinelle en veille, telles les cinq vierges sages des Évangiles. Lampe allumée en main, vous indiquez sans relâche à nos contemporains et à leurs enfants un chemin escarpé mais authentique qui mène vers l'étrange pays des hommes.
Jean-Pierre Lautman, 2005
[1] Association pour la Santé, la Protection et
l'Information sur l'Environnement
« La Guettrie »
37370 CHEMILLE SUR DEME
Pour chevroter dans la sente, il suffit de proposer un texte en contactant directement christian(à)domec.net.