Chèvres de compagnie
pleine chèvre ou traceLire La Chèvre jaune & Balade caprine à travers la littérature tourangelle
Est-ce la vue d'un petit bois et d'une prairie qui demandaient à être débroussaillés et entretenus ou bien la fin d'une vie active agitée qui appelait un retour aux sources ? Est-ce le chant des poètes de l'antiquité à la gloire de la chèvre Amalthée, nourrice de Zeus, ou le souvenir de « la Chèvre de Monsieur Seguin » dont la mort m'a fait verser bien des larmes ? Est-ce le regard implorant de cette belle bête de cinq ans, flanquée de sa petite de deux mois, appelée, faute de preneur, à être sacrifiée, qui m'ont incité à élever celles qui répondent aux noms de Bichette et de Roussette, nos chèvres de compagnie ? Je ne sais. Mais je ne peux que louer les heures enchantées que nous ont fait passer depuis quatre ans ces charmants ruminants.
Nos chèvres sont vives, alertes, enjouées, douées d'une bonne mémoire, naturellement propres. Elles se lèvent aux aurores, se couchent au crépuscule et invitent le berger à profiter pleinement de la journée, à mieux apprécier le rythme et la couleur des saisons, à s'émerveiller devant l'étrange beauté de chaque mois de l'année dans le jardin de la France.
Bichette et Roussette sont des marcheuses infatigables, capables d'accompagner les meilleurs randonneurs. Comme elles ne quittent jamais du regard et de l'ouïe leur maître, elles ne s'égarent pas ; pour satisfaire, néanmoins, leur passion de l'indépendance, elles exigent, souvent, de diriger la promenade au gré des caprices de leur esprit fantasque.
Gourmandes et gourmettes, elles se nourrissent tout au long du parcours, guidées par la qualité des mets qui s'offrent au fil des jours et des saisons ; elles affectionnent l'herbe tendre au printemps, préfèrent le feuillage en été ; sont friande de glands de chênes et de branches d'acacias au déclin de la belle saison ; marrons d'Inde, châtaignes, pommes tombées, ont leur faveur en automne ; ronces, lierres, ramilles font leur délice en hiver.
Le sens du geste et du rite caractérise la noble race caprine. Son respect des traditions est grand ; la mère ouvre la marche, la fille suit ; si cette dernière ne se conduit pas bien, Bichette la réprimande d'un coup de tête. Chaque animal a sa personnalité et respecte celle de l'autre. Au lever, Bichette hume l'air avant de sortir de la bergerie ; Roussette renverse la tête afin de scruter la couleur du ciel ; si la petite s'offre à la traite de bon coeur, sa mère exige la présence d'une personne de plus !
Elles redoutent la pluie et l'air confiné, par contre, elles ne craignent pas le froid. Pendant les chaleurs estivales, elles choisissent les meilleurs ombrages pour ruminer en paix, et l'hiver batifolent joyeusement sur la neige ; facétieuses, parfois elles se cachent pour narguer l'autorité du chevrier ; celui-ci doit attendre qu'elles se découvrent et dévalent à toute allure, le saluant au passage d'un pas de deux plein de grâce et d'un béguètement moqueur.
Originaires des montagnes de Grèce, altières de caractère, Bichette et Roussette vivent avec un sens inné de la hauteur ; elles se promènent sur les crêtes des murs, montent et descendent les côtes avec allégresse, se campent sur les pattes de derrière, appuyant celles de devant sur un arbre afin de déguster fruits et feuillages ; le papier journal et les cigarettes les attirent irrésistiblement ; malheur au fumeur ou au lecteur qui voit cigarette et journal enlevés et dévorés en un clin d'oeil.
C'est vers la Toussaint qu'elles demandent le mâle et que le bouc manifeste son ardeur ; cette saison correspond à celle du rut chez les animaux sauvages ; la gestation dure cinq mois ; les chèvres font naître leurs petits au début du printemps, au moment le plus favorable à leur croissance. A cette époque de l'année, leurs comportements se modifient ; elles qui habituellement, ne s'éloignent pas de leur pâtre, elles, qui s'inquiètent du moindre bruit incongru, folles d'amour, n'ont plus peur de rien ; elles tentent même de s'enfuir pour aller à la rencontre du bouc ; la rivalité entre elles les entraîne à des batailles qui associent corps et tête en un cérémonial d'une grande majesté ; se haussant sur les pattes de derrière, elles s'affrontent par le chef en un vaste mouvement hiératique. Le frémissement de la vie est intense ; la lascivité de la race caprine est telle qu'elle a incarné une image du mal pendant des siècles.
Le lait nourricier ne peut jaillir sans les jeux de l'amour, la merveille de la naissance, la tristesse de la séparation, aussi notre émotion nous révèle qu'animaux, hommes et toute la création sont soumis aux mêmes joies, aux mêmes maux sur cette terre. Nous songeons à la plénitude et à la précarité du Tout et chantons avec le poète que « la vie s'écoule flot à flot et que la mort saisit ce qu'elle veut. » La présence de la gente caprine est, en outre, le triomphe de la convivialité.
Autour de la table du rite, nous nous retrouvons pour savourer un de leurs fromages que nous arrosons d'un vin de Noble-Joué du coteau de Saint-Avertin, plein de charme et de couleur, succulente épousaille de deux floraisons de notre terre, vantées par les palais les plus délicats. La conversation s'enflamme, les plantes et les minéraux semblent s'animer, Bichette et Roussette remuent la queue, heureuses de la douceur de l'air et de l'agrément de la réunion, et les avis foisonnent sur les qualités comparées de quelques-uns des quatre-vingt-trois fromages de chèvres, fleurons de nos terroirs.
Radieux, nous nous congratulons et levons nos verres à la santé de la royale Touraine, de ses habitants, de ses hôtes et à la pérennité de la race caprine.
Jean Domec, 1989
À consulter également :
- La Chèvre ce petit herbivore ruminant de compagnie
- La Chèvre et le poëte
- Roussette et Pâquerette, chèvres de compagnie
- La Chèvre est un animal domestique
- La Nuit où ils virent le jour
édité par Christian Domec - xhtml - css - roseau - stat - rss - màj - m@nuscrit - potière