Téter nourrice

« — Qu'as-tu, mon pauvre petit ? Pourquoi pleures-tu ?

L'enfant sanglotait et ne pouvait répondre ; il était très joli et misérablement vêtu.

Caroline

Comment es-tu tout seul ici, mon pauvre petit ?

L'enfant sanglotant

Ils m'ont laissé ici ; j'ai faim.

Caroline

Qui est-ce qui t'a laissé ici ?

L'enfant sanglotant

Les hommes noirs ; j'ai faim.

Caroline

Ernest, va vite chercher nos provisions ; il faut donner à manger à ce pauvre petit ; il nous expliquera ensuite pourquoi il pleure et pourquoi il est ici.

Ernest courut chercher le panier aux provisions, pendant que Caroline tâchait de consoler l'enfant. Peu d'instants après Ernest reparut, suivi de toute la bande, que la curiosité attirait. On donna à l'enfant du poulet froid et du pain trempé dans du vin ; à mesure qu'il mangeait, ses larmes se séchaient, son visage reprenait un air riant. Quand il fut rassasié, Caroline lui demanda pourquoi il était couché sur cette tombe.

L'enfant

C'est grand'mère qu'ils ont mise là. Je veux attendre qu'elle revienne.

Caroline

Où est ton papa ?

L'enfant

Je ne sais pas, je ne le connais pas.

Caroline

Et ta maman ?

L'enfant

Je ne sais pas ; des hommes noirs l'ont emportée comme grand'mère.

Caroline

Mais qui est-ce qui te soigne ?

L'enfant

Personne.

Caroline

Qui est-ce qui te donne à manger ?

L'enfant

Personne ; je tétais nourrice.

Caroline

Où est-elle ta nourrice ?

L'enfant

Là-bas, à la maison.

Caroline

Qu'est-ce qu'elle fait ?

L'enfant

Elle marche ; elle mange de l'herbe.

Caroline

De l'herbe? Et tous les enfants se regardèrent avec surprise.

Elle est donc folle ? dit tout bas Cécile.

Antoine

Il ne sait ce qu'il dit, il est trop jeune.

Caroline

Pourquoi ta nourrice ne t'a-t-elle pas emporté ?

L'enfant

Elle ne peut pas ; elle n'a pas de bras.

La surprise des enfants redoubla.

Caroline

Mais alors comment peut-elle te porter ?

L'enfant

Je monte sur son dos.

Caroline

Est-ce que tu couches avec elle ?

L'enfant souriant

Oh non ! je serais trop mal.

Caroline

Mais où couche-t-elle donc ? N'a-t-elle pas un lit ?

L'enfant se mit à rire et dit

Oh non ! elle couche sur la paille.

Que veut dire tout cela ? dit Ernest. Demandons-lui de nous mener dans sa maison, nous verrons sa nourrice ; elle nous expliquera ce qu'il veut dire.

J'avoue que je n'y comprends rien, dit Antoine.

Caroline

Peux-tu retourner chez toi, mon petit ?

L'enfant

Oui, mais pas tout seul ; j'ai peur des hommes noirs ; il y en a plein la chambre de grand'mère.

Caroline

Nous irons tous avec toi ; montre-nous par où il faut aller.

Caroline remonta sur son âne, et prit le petit garçon sur ses genoux. Il lui indiqua le chemin, et, cinq minutes après, nous arrivâmes tous à la cabane de la mère Thibaut, qui était morte de la veille et enterrée du matin. L'enfant courut à la maison et appela : « Nourrice, nourrice ! » Aussitôt une chèvre bondit hors de l'écurie restée ouverte, courut à l'enfant et témoigna sa joie de le revoir par mille sauts et caresses. L'enfant l'embrassait aussi ; puis il dit : « Téter, nourrice ». La chèvre se coucha aussitôt par terre ; le petit garçon s'étendit près d'elle et se mit à téter comme s'il n'avait ni bu ni mangé. »

Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur, Les Mémoires d'un âne (extrait), 1860