« — Qu'as-tu, mon pauvre petit ? Pourquoi pleures-tu ?
L'enfant sanglotait et ne pouvait répondre ; il était très joli et misérablement vêtu.
— Comment es-tu tout seul ici, mon pauvre petit ?
— Ils m'ont laissé ici ; j'ai faim.
— Qui est-ce qui t'a laissé ici ?
— Les hommes noirs ; j'ai faim.
— Ernest, va vite chercher nos provisions ; il faut donner à manger à ce pauvre petit ; il nous expliquera ensuite pourquoi il pleure et pourquoi il est ici.
Ernest courut chercher le panier aux provisions, pendant que Caroline tâchait de consoler l'enfant. Peu d'instants après Ernest reparut, suivi de toute la bande, que la curiosité attirait. On donna à l'enfant du poulet froid et du pain trempé dans du vin ; à mesure qu'il mangeait, ses larmes se séchaient, son visage reprenait un air riant. Quand il fut rassasié, Caroline lui demanda pourquoi il était couché sur cette tombe.
— C'est grand'mère qu'ils ont mise là. Je veux attendre qu'elle revienne.
— Où est ton papa ?
— Je ne sais pas, je ne le connais pas.
— Et ta maman ?
— Je ne sais pas ; des hommes noirs l'ont emportée comme grand'mère.
— Mais qui est-ce qui te soigne ?
— Personne.
— Qui est-ce qui te donne à manger ?
— Personne ; je tétais nourrice.
— Où est-elle ta nourrice ?
— Là-bas, à la maison.
— Qu'est-ce qu'elle fait ?
— Elle marche ; elle mange de l'herbe.
— De l'herbe? Et tous les enfants se regardèrent avec surprise.
— Elle est donc folle ? dit tout bas Cécile.
— Il ne sait ce qu'il dit, il est trop jeune.
— Pourquoi ta nourrice ne t'a-t-elle pas emporté ?
— Elle ne peut pas ; elle n'a pas de bras.
La surprise des enfants redoubla.
— Mais alors comment peut-elle te porter ?
— Je monte sur son dos.
— Est-ce que tu couches avec elle ?
— Oh non ! je serais trop mal.
— Mais où couche-t-elle donc ? N'a-t-elle pas un lit ?
— Oh non ! elle couche sur la paille.
— Que veut dire tout cela ? dit Ernest. Demandons-lui de nous mener dans sa maison, nous verrons sa nourrice ; elle nous expliquera ce qu'il veut dire.
— J'avoue que je n'y comprends rien, dit Antoine.
— Peux-tu retourner chez toi, mon petit ?
— Oui, mais pas tout seul ; j'ai peur des hommes noirs ; il y en a plein la chambre de grand'mère.
— Nous irons tous avec toi ; montre-nous par où il faut aller.
Caroline remonta sur son âne, et prit le petit garçon sur ses genoux. Il lui indiqua le chemin, et, cinq minutes après, nous arrivâmes tous à la cabane de la mère Thibaut, qui était morte de la veille et enterrée du matin. L'enfant courut à la maison et appela : « Nourrice, nourrice ! » Aussitôt une chèvre bondit hors de l'écurie restée ouverte, courut à l'enfant et témoigna sa joie de le revoir par mille sauts et caresses. L'enfant l'embrassait aussi ; puis il dit : « Téter, nourrice ». La chèvre se coucha aussitôt par terre ; le petit garçon s'étendit près d'elle et se mit à téter comme s'il n'avait ni bu ni mangé. »
Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur, Les Mémoires d'un âne (extrait), 1860