Jusqu'à la Révolution mécaniste du XVIIe siècle, l'homme vit au sein de la mère nature, guidé par le sentiment. « Source de plaisir et de douleur, le sentiment est le plus grand des dons que Dieu ait fait à ses créatures. » C'est pourquoi, pour la Civilisation paysanne le bétail était-il considéré comme « un mal nécessaire » et mangeait-on peu de viandes.
Le cher Cheval que l'homme emploie à tirer et à porter, cheval de charrette, de carrosse, de diligence, de labour, de bataille, de plaisir, se révèle « la plus noble conquête de l'homme ».
À partir de 1830, la France épouse l'ère industrielle. L'homme et l'animal sont alors utilisés, par les ingénieurs, comme des machines, appelées à faire entrer la société dans la « Cité radieuse », promise par le Progrès. Aussi, en 1848, l'enseignement agricole adopte la zootechnie. Or, cette étude scientifique de l'exploitation des animaux professe que « les animaux sont des machines au même titre que les locomotives de nos chemins de fer... Ce sont des machines donnant des services et des produits » ! Ce concept de « l'animal-machine », ordonné par la communauté scientifique, a contribué par son application autoritaire à « la fin des paysans », tout en faisant passer la consommation de viandes en France de 18 kg par habitant et par an en 1800 à 105 kg en 2000, ainsi qu'à la « malbouffe ».
Simultanément, le solipède (cheval, âne, mulet) vit sa gratitude par l'homme interrompue. En effet, suivant la tradition païenne, les papes du VIIIe siècle, notamment Grégoire III en 732, interdisent aux fidèles la consommation de la viande de cheval, déclarée « immonde et exécrable ».
En se recommandant de la zootechnie et du fait que « des milliers de kilos de bonne viande se perdent alors qu'il y a des milliers d'hommes qui manquent de viandes », des savants renommés, tels Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861), fondateur de « la Société d'acclimatation » et Jean-Louis de Quatrefages (1810-1892), célèbre naturaliste, vantent les immenses qualités de la viande de cheval, qualifiée de « saine et substantielle, bonne pour la santé. »
Ces scientifiques, pour convaincre les populations, organisent des Banquets d'hippophages. Voilà quel est le menu d'un festin [1] :
C'est ainsi que s'ouvrent à Paris en 1865 les deux premières boucheries chevalines.
À partir de 1950, l'homme de progrès décide de se séparer de « sa plus noble conquête » pour s'asservir au moteur à explosion. Ainsi, la France qui comptait 3 millions de chevaux, ânes et mulets en 1950 n'a plus que 449 000 équidés en 2000. Les chevaux de sang et de poneys constituent le trois quart des effectifs, quant à l'âne il est devenu animal de compagnie. La consommation de viande de cheval ne représente plus que 0,5 % de notre consommation de viandes à 80 % importée.
L'homme du « technocosme » a décidé de vivre comme un acrobate sans filet au nom du développement durable. Il ne s'est pas aperçu comme l'écrit Georges-Hubert de Radkowski dans « les jeux du désir » [2] que « la notion de « progrès technique » est illusoire et entièrement à réviser. Entre une diligence et un avion il n'y a pas de progrès technique, seulement une supériorité économique, quant au temps d'abord, à l'énergie ensuite, à l'économie de la fatigue enfin, cette autre forme de dépense énergétique. Supériorité qui n'est pas absolue mais relative à un contexte socioculturel et historique donné. »
Si le pétrole venait à lui manquer, l'homme de progrès n'aurait plus, ni cheval, ni âne, ni mulet, ni même bovins dénaturés et fragilisés, pour lui venir au secours !
Jean Domec, 2003
[1] Grand dictionnaire universel du XIXe siècle par Pierre Larousse.
[2] PUF, 1981.