La chèvre a été domestiquée par l'homme, il y a 10 000 ans, en Mésopotamie, entre le Tigre et l'Euphrate, dans « Le Jardin du Paradis ».
En France, la reine des champs fut la compagne affectueuse du monde rural jusqu'au milieu du XXe siècle. Par l'incomparable variété de ses richesses, la descendante d'Amalthée, la nourrice de Zeus, permet aux pauvres de subsister et par l'inégalable qualité de son lait, donc de son fromage, autorise les nantis à se régaler autour de la table du rite.
À quel autre animal l'être humain a-t-il confié le soin d'allaiter directement son enfant si ce n'est à la chèvre ! Longtemps les indigents ont bénéficié de droits d'usages, de communaux, vaines pâtures, parcours, pour alimenter leurs animaux et tout particulièrement la chèvre. Ces droits ont été contestés par les puissants de ce monde. Par la révolution des « enclosures » qui, après l'Angleterre, dès le XVIIe siècle, a affecté une grande partie des campagnes européennes, la clôture des champs allait accompagner le passage d'une forme communautaire à une expression individuelle d'économie agraire.
L'Angleterre, qui incarnait aux yeux de la Seigneurerie la personnification du progrès, fut le premier pays d'Europe à poursuivre les miséreux qui ne possédaient qu'une ou deux chèvres pour sustenter leur famille. La Révolution des enclosures, qui punit de mort le vagabond et sa fidèle biquette, a fait que « La fille du soleil » fut traquée par la gentry de la « perfide Albion » [1].
En France, tout au long du XVIIIe siècle, « la guerre des communaux » fait rage. Finalement, la Révolution française se retourne contre les nécessiteux et leurs caprins, qui croyaient pourtant l'avoir emporté !
Les triomphateurs bourgeois leur promettent le Bonheur grâce à la naissance de « La Cité radieuse » enfantée par « Les Lumières », conséquence du Progrès et... de leur sacrifice momentané.
La première « Cité radieuse », que l'on peut approximativement situer de 1815 à 1914, est chantée par « L'Essai sur Bacon » de l'écrivain anglais Macaulay (1800-1859). Cet historien prédit, grâce au progrès de la science, la félicité pour l'Humanité. En effet, « La science a allongé la vie, elle a adouci la souffrance, elle a vaincu les maladies ; elle a augmenté la fertilité du sol (...). Ce ne sont là que quelques fruits de sa première récolte car c'est une philosophie que ne connaît pas le repos, qui n'est jamais rendue, qui n'est jamais parfaite. Sa loi, c'est le Progrès. »
« La science, la nouvelle noblesse ! Le Progrès. Le monde marche » proclame Arthur Rimbaud (1854-1891).
Epousant « le développement », au même moment naît la zootechnie, c'est-à-dire l'étude scientifique de l'élevage des animaux domestiques. Ses fondateurs certifient solennellement que « Les animaux mangent : ce sont des machines qui consomment, qui brûlent une certaine quantité de combustibles, d'une certaine nature. Ils se meuvent ; ce sont des machines fournissant un rendement pour une certaine dépense... Mais ces admirables machines ont été créées par des mains plus puissantes que les nôtres ; nous n'avons pas été appelés à régler les conditions de leur existence et de leur marche, et, pour les conduire, les multiplier, les modifier, nous devons les connaître, sous peine de les détruire et de les laisser prendre dans le jeu fatal de leur engrenage, nos peines, notre temps, nos capitaux. » [2]
Ainsi, bovins, ovins, porcins, chevaux, volailles, furent-ils améliorés au cours des XIXe et XXe siècles. La consommation de viandes, bourgeoise par excellence, fut exaltée, celle du cheval recommandée pour prévenir de la tuberculose, alors que son usage dans l'alimentation était interdit par l'Eglise depuis 732, sous le pontificat de Grégoire III.
Le naturaliste Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire (1805-1861), fondateur de la Société d'Acclimatation de France, va jusqu'à écrire que « Le régime végétal, lorsqu'il constitue la règle alimentaire d'une population, mène promptement cette population à la dégénérescence et à l'abâtardissement » !
C'est ainsi que « La Cité radieuse » bourgeoise fit passer la consommation de viandes en France par habitant et par an de 18 kg en 1800 à 40 kg en 1900 ! Quant à la chèvre, répudiée parce qu'étant « la vache du pauvre », elle fut tout simplement oubliée par la zootechnie et le culte du progrès bourgeois. Elle était néanmoins très présente dans notre pays, plus de un million et demi de têtes en 1900. Elle s'avère toujours redoutée et accusée de posséder une « bouche venimeuse ». Ses chevriers(ères) sont toujours dénoncés pour utiliser abusivement des anciens droits de vaines pâtures et ainsi ne pas obéir aux impératifs de la clôture de la propriété individuelle.
Heureusement pour « La mère du monde », son lait est recherché par ses détracteurs afin de perpétuer leur bonne santé et celle de leur progéniture. En outre, la présence d'un bouc dans l'étable assure à la commune la protection contre les épizooties. La chèvre échappa ainsi à la première tentative de « Cité radieuse », celle de la Bourgeoisie, qui s'acheva lors de la guerre civile européenne entre 1914 et 1945. Présente sur la quasi-totalité de notre territoire, l'espèce caprine permit à de nombreuses familles de survivre et même d'améliorer leur santé lors de la guerre 1939/45.
À partir de la première révolution industrielle, un mouvement d'idées persuada un nombre toujours croissant de la population occidentale que « les meilleurs, c'est-à-dire les hommes de savoir », devaient s'emparer du pouvoir.
Ne pourraient-ils pas enfin concrétiser l'avènement de « La Cité radieuse », raté par la Bourgeoisie. Il s'agit en priorité d'éradiquer la pauvreté, source du mal. L'incarnation de la misère se révèle, aux yeux des technocrates, l'existence même de « la vache du pauvre ». Il faut donc éliminer les biquettes de la campagne, comme le firent le Anglais, habitants de la Nation-modèle à imiter, pour aller vers la prospérité. Ainsi, le Scientisme imagina de transformer les malheureux chevriers en valeureux ouvriers, œuvrant pour l'édification de la cité radieuse promise.
Le fascisme, par arrêt de Mussolini en 1923 en Italie tente de décourager les éleveurs de chèvres en imposant une taxe par animal ! [3]
Le communisme en Pologne agit promptement. Ce pays, qui compte 831 000 chèvres en 1948, n'en possède plus que 104 000 en 1971. « La hausse du niveau de vie a entraîné un désintérêt pour les chèvres, car on avait tendance à les associer à la pauvreté et à l'obscurantisme agricole ! » [3]
« Le temps des chèvres », l'envoûtant roman de Luan Starova, nous conte, dans sa capitale Skopje, la résistance macédonienne à l'ordre d'extermination des chèvres, dicté par le pouvoir socialiste du Maréchal Tito dans l'ancienne grande Yougoslavie en 1945. En 1974, cette fédération de pays ne comptait plus que 150 000 chèvres, alors que la seule Bosnie en comptabilisait 1 550 000 en 1900 ! Tito essaya de transformer le chevrier en ouvrier, artisan de la Cité radieuse qui ne doit plus compter un seul nécessiteux, donc une seule chèvre.
L'Allemagne possèdait plus de 3 millions de chèvres en 1900. Les deux Allemagnes, RFA et RDA, n'en totalisent plus que 118 000 en 1970 !
En France, l'exploitation intensive de la chèvre débute dès la fin du XVIIIe siècle, dans les communes du Mont d'Or dans le Lyonnais. 18 000 chèvres sont enfermées par lots. Ce type d'élevage, qui se terminera par un désastre, est cependant vanté par « Le Tour de France par deux enfants », de G. Bruno, en 1877. Il exerce par contre la méfiance de Gustave Flaubert (1821-1880) dans « Bouvard et Pécuchet ». Selon cet écrivain, « La science est faite selon les données fournies par un coin de l'étendue. Peut-être convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu'on ne peut découvrir. »
Néanmoins des éleveurs, notamment Joseph Crépin, appuyé par des personnalités scientifiques, comme Edmond Perrier, Directeur du Muséum, réhabilitent la chèvre... En la faisant entrer dans le processus intensif.
L'apôtre de la chèvre des Alpes regroupe, au début du XXe siècle, des chèvres en stabulation permanente au Val Girard dans le 14e arrondissement de Paris, sortant pendant la belle saison deux heures en parcours réduit !
Il faut cependant attendre les années 1960 pour que, répondant à la décision de « modernisation » de l'élevage, « la production animale » (sic) fasse entrer la chèvre dans une filière spécialisée d'exploitation industrielle, permettant au petit herbivore ruminant de devenir la vache de l'ingénieur.
La fin de notre civilisation paysanne a précipité et amplifié le mouvement de concentration caprin sur des bassins de production et de confinement de population caprine dans des forceries de plus en plus importantes.
De nos jours, la reine des champs n'est-elle pas nourrie avec les mêmes concentrés que vaches et brebis laitières ? Sous-produits industriels contenant des farines de viandes, de plumes hydrolysées, de graisse ou d'urée, que recommande d'utiliser, pour son rendement en lait, « La conférence caprine internationale » tenue à New-Delhi en 1992 et réunissant 750 scientifiques de haut niveau, représentant 50 Nations. [4]
La science productiviste fait d'ailleurs « bénéficier » la chèvre de techniques toujours nouvelles de sélection, d'insémination artificielle, de synchronisation des chaleurs, de traite mécanique, voire de transplantation embryonnaire...
Les résultats, nous les connaissons : en 1946, 1 600 000 chèvres réparties dans des centaines de milliers de foyers. En 2000, plus que 800 000 chèvres, accueillies dans seulement 28 000 foyers... En fait, il n'existe plus qu'environ 10 000 exploitants professionnels !
En Poitou-Charentes, région qui représente environ 35 % de notre cheptel, ne subsistent plus que 2 000 troupeaux caprins, contre 13 900 en 1979 ! Quant à la belle chèvre de race Poitevine, elle a quasiment disparu : en 2000, 0,5 % des troupeaux du contrôle-laitier des Deux-Sèvres, soit 706 chèvres contrôlées !
En fait, faisant fi des ethno- et écosystèmes, la productivité scientiste de la chèvre a décidé de ne retenir que les chèvres des Alpes. Ainsi, en trois décennies ont disparu races et variétés, richesses de nos terroirs, et sont menacées, la Poitevine, la Pyrénéenne, la Rove, sauvées jusqu'à ce jour grâce à la ténacité de quelques courageux éleveurs.
Bien que n'accomplissant qu'une très courte carrière, la chèvre de la « modernité » est abattue en moyenne à 3 ans et 8 mois (2,6 cycles de lactation). Aussi, celle qui fut la reine des champs s'avère-t-elle frappée de plein fouet par les maladies de la civilisation, liées à l'industrialisation de leur exploitation.
Aussi, depuis les années 1980, sévit la « Caprine Arthritis Encephalitis » (CAEV), virus à l'évolution lente qui infeste largement le cheptel français. Selon Jean-Christophe Corcy, « L'uniformisation des races caprines lui a facilité une expansion rapide. Terrible caractéristique des rétro-virus, qu'il s'agisse du Sida humain, de la leucose bovine, du maëdi, ou du CAEV, un individu contaminé peut rester plusieurs années avant d'extérioriser sa maladie, mais ce porteur sain est d'ores et déjà à même contaminer son entourage. » [5]
Ainsi, parle-t-on de nos jours de sécurité alimentaire : « En fabrication au lait cru, les menaces sont nombreuses, et en premier lieu les contaminations par les pathogènes - Listeria, Staphylococcus aureus, Salmonelles, Escherichia coli ; aussi les transformateurs demandent-ils une démarche qualité qui se doit de privilégier la mise en place de stratégies préventives. » [6]
Dans « Zoom sur le développement de la filière caprine », Niort 2000, la Chambre d'Agriculture des Deux-Sèvres constate que les orientations prises par les éleveurs et la filière caprine dans son ensemble laissent supposer une poursuite de cette « mécanisation au service de la productivité humaine » et met en garde les producteurs : « Cette évolution ressemble à s'y méprendre à celle réalisée dans le passé sur les productions « hors-sols ». Les filières avicoles ont, elles aussi, connu cette évolution voilà 20 ans maintenant. Sous la pression des consommateurs, ces filières ont opté ces dernières années pour un retour à l'extensification de certains élevages, et pour une distinction des produits par des marques, labels ou AOC. Quelle leçon doit tirer la filière sur cette constatation sur les élevages « hors-sols », sachant que le lait de chèvre possède encore une bonne image de marque. »
Décidément, n'en déplaise au scientiste présomptueux, l'ultime « Cité radieuse » ne se réalisera pas. La « vache du pauvre » ne deviendra jamais « la vache de l'ingénieur ». Notre biquette ne sera jamais le produit d'une filière. Elle a besoin d'aimer et d'être aimée. Elle se révèle en effet malade des prisons dorées, des systèmes alimentaires au fil des modes de l'agrobusiness, des ensilages, des rations sèches, de son univers concentrationnaire (197 têtes par troupeau en moyenne au contrôle laitier des Deux-Sèvres en 2000 !), de la synchronisation des chaleurs, de sa traite mécanique. L'espèce caprine veut à nouveau gambader en liberté surveillée, pour la grande joie de vivre des humains, pour la qualité de ses immenses bienfaits dont on se demande si les hommes s'en aperçoivent encore !
La chèvre nous appelle au secours. Elle veut retrouver son chevrier, sa chevrière, ses promenades quotidiennes d'au moins six heures, à travers landes, vallons, bocages, bois, forêts, jachères, friches. Elle veut entendre la voix de son maître(esse) qui lui lit un livre passionnant ou bien lui fredonne une chanson ou, mieux encore, l'enchante au son du pipeau.
La nourrice de Zeus appelle l'être humain à se débarrasser des diktats de la machine et de la chimie qui font qu'insensiblement, hommes et animaux ne sont plus considérés par le système technocratique que comme des produits, jetables après obsolescence !
Ainsi, la traite mécanique de plus en plus rapide a-t-elle rompu les relations homme-animal, symbole de la domestication. Sa violence blesse les mamelles de nos bienfaitrices. La traite à la main de l'herbivore ruminant me paraît le fondement de l'élevage, symbole de l'attachement réciproque de l'homme et de l'animal. Elle marque de plus la reconnaissance de l'être humain envers la créature vivante, sensible, sentimentale qui prodigue cette merveille : son lait ! D'ailleurs, bien souvent, en signe d'amour et de reconnaissance, la chèvre rumiine et, en manifestation de très grande affection, lèche et pourlèche son maitre, sa maîtresse. En échange, et en signe de gratitude, l'être humain caresse la biquette. Geste qui se perpétua en France pendant 9 480 ans. En effet, la traite mécanique généralisée ne date que d'il y a 20 ans !
L'Institut national de la recherche agronomique (Inra) qui, dès sa création en 1946, a fondé les bases de l'exploitation industrielle des animaux de la ferme, se révèle dans l'embarras. Cette Académie publie, coup sur coup, deux ouvrages : « Les filles d'Ariane » et « Les animaux d'élevage ont-ils droit au bien-être ? », Inra Éditions 2000 et 2001. Dans une préface pathétique à la bande dessinée, intitulée « Les filles d'Ariane », Robert Dantzer, Jean-Marie Aynaud, Pierre Le Neindre, Jean-Paul Renard et Xavier Vignon avertissent les Pouvoirs Publics : « Il est évident que les contraintes exercées par l'élevage intensif sur l'organisme animal sont à l'origine d'importantes altérations de l'état de santé et du comportement. En élevage de vaches laitières, par exemple, la fréquence des mammites et des boîteries augmente avec le niveau de production pour affecter jusqu'à un animal sur deux dans les élevages les plus productifs. Corrélativement, la durée de vie des animaux se raccourcit, puisqu'elle est de l'ordre de 2,5 cycles de lactation dans ces mêmes élevages », et de réclamer de « restituer à l'animal sa dignité d'être vivant sensible ».
La parution des derniers ouvrages de l'Inra prouve que la science s'interroge et remet en question l'élevage intensif des animaux de la ferme.
Le scientisme a cru pouvoir se passer du savoir et du savoir-faire paysan, transmis dans notre pays de parents à enfants depuis 10 000 ans. Aussi lui faut-il, en ce début du XXIe siècle, avoir l'humilité de faire appel aux rescapés du désastre, paysannes et paysans, qui savent encore, tout en relisant les livres anciens qui ont transmis ce savoir.
La chèvre se révèle l'animal qui peut encore sauver les soldats perdus que nous sommes, victimes du syndrome des « Trente glorieuses ». En effet, la reine des champs peut être la compagne de toutes les familles habitant nos campagnes. Elle se contente de peu pour se nourrir : il suffit, pour l'alimenter, de rétablir dans chaque commune ses droits d'usage immémoriaux de « Bois, herbage, feuillage, ramage » pour qu'elle propère et donne un merveilleux lait de terroir. Ainsi, une multitude de familles pourraient-elles apprendre la domestication et ses secrets, qui ne sont d'ailleurs que d'amour. « La mère du monde » libératrice aura une fois de plus indiqué le chemin de la libération. Enfin, hommes et chèvres, réconciliés, pourront-ils à nouveau dandiner ensemble.
Jean Domec, 2002
[1] Zeus, nourri par la chèvre Amalthée, écrasa Albion sous une pluie de pierres.
[2] Barral - Dictionnaire d'Agriculture, Hachette, 1892.
[3] Réalités économiques et techniques des filières caprines européennes ; UCARDEC, Paris, le 02/03/1995.
[4] Morand-Fehr P. - Compte-rendu de la conférence caprine internationale à New-Delhi, La Chèvre, 1992, n° 190.
[5] Corcy J.C. - La chèvre ; La Maison Rustique, Paris, 1991.
[6] Verneau D., de la laiterie Triballat - Démarches-qualité ; Chambre d'Agriculture des Deux-Sèvres, 3 mai 2001.