La Chèvre de Sieur Liger

Sente de la chèvre qui bâille : le livre

Lire La Chèvre jaune & Balade caprine à travers la littérature tourangelle

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Des Chévres, Boucs & Chévreaux.

Les chévres ſympatiſent aſſez avec les brebis quant à la nourriture ; mais quant au naturel, celui de chévres eſt très-difficile : les boucs ſont fort laſcifs, & les chévres très-vives, agiles & légeres. Dans quelques Provinces on appelle les chévres Bigues, & dans d'autres Cabres, & les jeunes chévreaux Cabrits. On fait des troupeaux de ces animaux ; ils coûtent peu à nourrir, & rendent bien du profit, quand ils ſont d'une bonne eſpéce ; ils aiment les lieux montagneux, & trouvent de quoi vivre dans les landes & dans les campagnes le plus ſtériles. Dans les pays de montagnes, où l'on en nourrit de grands troupeaux, on ne leur donne point d'étable ; mais il leur en faut dans les endroits où l'on en nourrit peu, ſur tout dans les pays qui ne ſont point chauds, parce que ces bêtes craignent beaucoup le froid.

Profits qu'on tire des Chévres & Boucs.

1°. Ces profits ſont plus conſidérables qu'on ne croit : leur chair, leur lait, leur graiſſe, leurs peaux, leur poil, & les petits qui en proviennent & qu'on appelle chévreaux ou cabrits, en ſont les principaux articles ; & les chévres ſont d'une ſi médiocre dépenſe, qu'on ne leur donne jamais de foin que lorſqu'elles font leurs petits. Dans les autres tems, on a toujours à la campagne de quoi les nourrir ſans qu'il en coûte.

2°. Le chévreau vient à peu près comme l'agneau, quand les oiſeaux s'apparient, & que les groſſes bêtes ſont en rut. Outre la rareté de bonnes viandes dans cette ſaiſon, la chair de chévreau eſt fort bonne, tendre & délicate, pourvû qu'il n'ait pas paſſé ſix mois : c'eſt pourquoi, quand on eſt en lieu de débit, on trouve aſſez ſon compte à s'en défaire jeunes aux Particuliers ou aux Rôtiſſeurs, qui les vendent par quatiers, & qui les font ſouvent paſſer pour agneaux. Il y a pourtant plus de profit à les élever, ſoit pour garnir le troupeau, ou pour tirer de l'argent du lait des femelles, de la peau des mâles, & de la chair des uns & des autres, comme nous le dirons ci-après. La chair des boucs & celle des chévres, ſur-tout quand ces bêtes ſont graſſes, ſert auſſi parmi les alimens, particulierement quand elles ſont jeunes, quoique cette chair ſoit un peu dure & difficile à digerer ; mais il faut que le bouc ait été châtré. On ſale de toutes ces chairs pour la proviſion de la maiſon, comme nous l'avons dit ailleurs, & elles ſont ſolides & nourriſſantes, ſoit qu'on les prenne fraîches ou ſalées. On engraiſſe auſſi les chévres & les boucs, parce qu'on fait du ſuif de la graiſſe qu'on en tire.

3°. Les chévres, donnent beaucoup plus de lait que les brebis, & il eſt beaucoup plus ſain & meilleur, quoique la chair de chévre ne ſoit pas ſi ſaine que celle de brebis. On trait les chévres ſoir & matin pendant quatre à cinq mois de l'année, & elles donnent tous les jours quatre pintes de lait quand elles ſont bien nourries. Comme ce lait ſe caille aiſément, on en fait beaucoup de fromages, & ils ſont aſſez bons, ſur-tout en Languedoc & en Provence, où le menu peuple ſe nourrit de lait de chévre, & vend celui de vache. Les chévres ſe laiſſent tetter aiſément, même par les enfans ; auſſi leur lait eſt d'un uſage fort commun en médecine. Ceux qui veulent le ménager, ne laiſſent les chévreaux ſous leurs meres que quinze jours ou trois ſemaines : après ce tems ils les vendent, pour commencer à traire leurs meres. C'eſt folie que de vouloir tirer de la crême du lait de chévre pour en faire du beurre ; il n'eſt pas aſſez gras pour cela & le beurre de chevre eſt toujours blanc & a toujours un goût de ſuif.

4°. Lon ſe ſert du poil de chevre à faire des chapeaux, des boutons, des bouracans, des camelots ; & les peaux de chévres & de boucs ſervent à différens uſages : elles contrefont les chamois ; on les paſſe pour en faire du parchemin, du maroquin, des habillemens ; on en fait auſſi des outres ou vaiſſeaux pour tranſporter des vins & huiles, ſur-tout, en Provence & en Languedoc. En Orient, on ne traverſe les rivieres que ſur des peaux de boucs, & on navige ſur l'Euphrate avec des radeaux, portés ſur des outres. Il faut vendre les peaux de boucs avant l'hiver, parce que la gelée y fait tort : c'eſt pour cette raiſon qu'on les tue au commencement d'Octobre, d'autant qu'alors ces animaux ſont gras : enſorte que leurs peaux & leur chair en ſont meilleures. Pour garder ces peaux, il eſt néceſſaire de les mettre en un lieu ſec & airé, qui ſoit hors de la portée des chiens, des chats & des rats : il faut même, autant qu'on le peut, les tenir toujours pleines & enflées, & qu'elles ne touchent point à terre ; autrement la vermine s'y mettoit bien-tôt. On en tire aſſez d'argent dans les pays où le commerce de ces beſtiaux eſt en usage, outre le profit qu'on tire de leur chair, en les engraiſſant après les avoir fait châtrer : c'eſt pourquoi on n'y laiſſe d'entiers qu'autant qu'il en faut pour multiplier l'eſpéce ; car quand ils ſont châtrés, ils croiſſent bien mieux, ont meilleur goût, & engraiſſent incomparablement plus vîte.

5°. Leur graiſſe fondue, eſt un aſſez bon ſuif, qu'on mêle avec celui de bœuf & de mouton.

6°. Le ſang, le ſuif & la moëlle de bouc, la fiente de chévre & le fiel de chévreau, ont auſſi leur vertu particuliere en médecine.

7°. On trouve quelquefois dans la veſſicule du bouc & de la chévre, des petites pierres qui reſſemblent au véritable béſoard ; & elles ont, comme cette pierre précieuſe, la vertu de reſiſter au venin, & d'exciter les ſueurs.

8°. Le fumier de chévre eſt gras & chaud comme celui des brebis.

Du choix & de la nourriture des Chévres & Boucs, & des foins qu'il en faut avoir.

Une bonne chévre doit avoir la taille grande, la marche ferme & légere, le poil épais, doux & uni, les mamelles groſſes, & les pis gros & longs ; il faut auſſi qu'elle ſoit large du derriere, qu'elle ait des cuiſſes fortes, & les jambes groſſes & court-jointées. Quant à la couleur, les Chévriers prennent ordinairement les blanches, parce qu'elles paſſent pour avoir plus de lait. Il y en a pourtant qui croyent que celles qui ſont noires ou rougeâtres, donnent le meilleur lait, & qu'elles ſont plus légeres, plus éveillées, plus robuſtes, moins ſujettes à avorter & qu'elles vivent davantage que les autres. Celles qui n'ont point de cornes paſſent pour être beaucoup meilleures & plus aiſées à familiariſer avec les autres troupeaux, que celles qui en ont. On les doit prendre depuis un an juſqu'à cinq, quoiqu'elles portent juſqu'à près de ſept ans.

Le bouc doit avoir le corps grand, les jambes groſſes, le cou charnu & court, la tête petite, le poil noir, épais & fort doux à la main, les oreilles grandes & pendantes, & la barbe longue & touffue : ceux qui ont des cornes ſont moins eſtimés, & ils paſſent pour être trop pétulans & dangereux.

Les chévres ne vivent guéres plus de huit ans, & il ne les faut faire porter que depuis deux juſqu'à ſept au plus : le bouc doit avoir deux ans, & n'en pas paſſer quatre ou cinq : paſſé cet âge, il n'eſt plus bon qu'à châtrer & engraiſſer. Il vieillit bien-tôt, parce qu'il eſt fort laſcif : c'eſt auſſi pourquoi il ne faut point l'abandonner de trop bonne heure à ſa lubricité. Un ſeul peut ſuffire à cent cinquante chévres pendant deux mois, & il n'eſt de bon ſervice pour les ſaillir que pendant trois années de ſuite. On tient que pour l'apprivoiſer & pour empêcher qu'il ne s'enfuie, il n'y a qu'à lui couper la barbe.

Dans les pays où l'on nourrit beaucoup de chévres, il vaut mieux en acheter un troupeau tout entier, que de les choiſir ſéparément, afin qu'elles s'accordent mieux entr'elles, & qu'elles ne ſe quittent point quand elles vont aux champs.

Les chévres aiment les pays montagneux, & nullement les marécages. Le grand chaud leur eſt nuiſible, & le froid encore plus : cependant on voit ſouvent ces bêtes capricieuſes dormir au ſoleil ardent ſur la pointe d'un rocher, plutôt qu'elles ne le feroient ſur une belle herbe à l'ombre. Elles veulent être tenues proprement ; l'humidité & la fange leur ſont contraires, & le fumier les rend malades : c'eſt pourquoi il faut nettoyer leur étable tous les jours, & y mettre toujours de la litiere fraîche durant l'hiver : en été elles couchent bien ſans litiere, & n'en valent que mieux.

La chévre & le bouc habitent volontiers avec les brebis, on dit même avec le tigre ; mais ils haïſſent le loup, l'éléphant & l'oiseau qu'on appelle tette-chévre, freſaye ou effraye, parce que c'eſt une eſpéce de chat-huant, d'une figure effrayante, qui vient la nuit tetter les chévres, ce qui leur fait perdre le lait & ſouvent la vûe. La morſure des chévres eſt pernicieuſe aux arbres, ſur tout à l'olivier ; il devient ſtérile pour peu qu'elles le léchent. On dit que la chévre devient enragée quand elle mange du baſilic, & qu'elle meurt quand elle boit de l'eau où les feuilles de laurier-roſe ont trempé quelque tems. Ces animaux marquent auſſi de l'averſion pour le pain & les autres alimens ſur leſquels on a ſoufflé, ou auſquels la ſalive de l'homme a touché : le miel & la vigne leur ſont contraires. Je laiſſe à penſer ce qu'il plaira.

L'aiguail, autrement dit la roſée, qui ne vaut rien aux brebis, eſt fort ſalutaire aux chévres ; &, autant qu'on le peut, il faut les mener paître auparavant qu'elle ſoit tombée de deſſus les herbes. Au ſurplus, on les gouvernera comme les brebis, on les conduira aux champs, & on les ramenera dans la même ſaiſon & aux mêmes heures ; & même quand on n'a que quelque chévre ou bouc, on les mene avec les brebis, & on les traite de même.

Quand on en a un grand troupeau, on doit avoir un Chévrier pour en avoir ſoin & les conduire. Il eſt néceſſaire qu'il ſoit agile & robuſte, pour les ſuivre par-tout à travers les montagnes & les brouſſailles, & les défendre du loup ou autres bêtes dangereuſes. Il n'en peut conduire que cinquante, parce que ce bétail eſt extrêmement indocile.

Jamais chévre ne mourut de faim, & l'herbe n'eſt jamais aſſez courte pour qu'elle ne trouve point à brouter.

En hiver, pendant les pluies, la neige & les frimats, il ne faut point les ſortir de l'étable ; on les nourrit avec des petites branches de vigne, d'orme, de freſne, de mûrier, de châtaigner, de noyer, ou autres arbres auſquels les feuilles tiennent, ou bien avec des herbes ou des choux : on cueille les petites branches & les herbes au mois de Septembre, on les laiſſe ſécher au ſoleil, & on les garde dans un fénil ou ſur quelque échafaudage à couvert de la pluie. Les raves, les navets & les joncs marins ſont encore une nourriture plus aiſée, plus ſubſtantielle & plus fructueuſe pour les chévres, boucs & chévreaux. [...]

Ces animaux ne ſe nourriſſent pas ſeulement de toutes ſortes d'herbes & de feuilles fraîches ou ſéches ; ils broutent encore les épines & les ronces, quelque piquantes qu'elles ſoient ; ils vont les chercher le long des haies, des buiſſons & des haliers, dans les bois, ſur les rochers les plus eſcarpés, ſur les montagnes les plus ſtériles, & dans les endroits remplis de précipices ; ils y vont légerement & hardiment, & trouvent de la pâture par-tout, ſans que jamais aucun herbe les incommode : ils broutent les bois, & ſur-tout les arbres fruitiers, dont ils ſont très-friands, ainſi que des choux & autres légumes. On les voit encore ſouvent lécher les murs & les rochers où il y a du ſalpêtre, ce qui les rend ſains & d'un tempérament différent des autres animaux domeſtiques ; car les chévres ſe plaiſent à repoſer ſur la terre la plus dure ſans aucune litiere, & ſouvent, comme nous l'avons dit, à dormir au ſoleil ſur la pointe d'un rocher. Les landes ſont leurs véritables pâturages; & c'eſt en quoi on tire du profit de ces terres incultes, qui ne ſont propres à autres choſes. Les chévres aiment particulierement à bouter les arbouſiers, les alaternes, le cytiſe ſauvage, & le petit chêne verd ; mais la ſabine & l'herbe aux puces ou couyza, leur ſont mortelles, de même que les feuilles & le fruit du fuſain, à moins qu'un flux de ventre ne les ſauve. Le pouliot les fait bêler ; & il y a des gens qui diſent que, quand une chévre a mordu & arraché une plante de panicaut ou chardon à cent têtes, tout le reſte du troupeau s'arrête à l'éxaminer avec une eſpéce d'étonnement, & ne ſe remet à paître que quand le Chévrier a été arracher cette plante à la chévre qui l'a enlevée. Les chévres aiment encore les féves & les figues : le trop de gland les fait avorter.

Quand on veut les rendre abondantes en lait, on les nourrit de l'herbe qu'on appelle quinte-feuille ; ou bien on les mene paître dans des endroits où il y a beaucoup de dictame : au ſurplus, il n'y a qu'à avoir ſoin de le les pas laiſſer manquer d'eau, de les faire bien boire ſoir & matin, & de les tenir chaudement en hiver : c'eſt pour cela qu'on met toujours la porte de leur toît du côté du midi.

Quand il fait beau dans cette ſaiſon, & qu'il n'y a point de neige ſur la terre, on les mene aux champs depuis neuf heures du matin juſqu'au ſoir ; car elles craignent moins le froid médiocre & le ſerain, que la neige, les vents & les frimats.

En été, on les mene deux fois aux champs ; la premiere dès la pointe du jour, pour leur faire paître la roſée, qui leur fait avoir beaucoup de lait, & qui les met en bon corps : on les ramene ſur les neuf heures, pour les enfermer juſqu'à trois, qu'elles retournent paître juſqu'à la nuit. Le Chévrier doit toujours empêcher qu'elles ne paiſſent dans les marécages.

On trait les chévres deux fois le jour, matin & ſoir, juſqu'à ce que les froidures faſſent tarir leur lait. On commence à les traire, ſi l'on veut, quinze jours après qu'elles ont chévroté. Ordinairement elles donnent du lait, comme il eſt dit ci-devant, pendant quatre ou cinq mois de l'année.

Tems de faire ſaillir les Chévres : Soins néceſſaires quand elles chévrotent : Des Chévreaux ; & de l'engrais des Chévres, Boucs & Chévreaux.

Les chévres ſont en chaleur depuis le mois de Septembre juſqu'à la fin de Novembre, & elles portent cinq mois ; enſorte qu'étant ſaillies dans l'automne, & nourriſſant leurs chévreaux environs un mois, ils ſont bons à manger vers Pâques : quand on leur donne le bouc dans le mois d'Octobre ou de Novembre, elles trouvent dans le tems qu'elles chévrotent, dequoi avoir du lait en abondance, parce qu'alors les arbres boutonnent, les feuilles des bois & les herbes renaiſſent, & leur font une bonne & ample nourriture.

Si l'on veut avoir des chévreaux vers Noël, il n'y a qu'à faire ſaillir les chévres cinq ou ſix mois auparavant : mais cela n'eſt bon que pour avoir de bonne heure des chévreaux à manger ; ſans cela, il vaut mieux faire accoupler les chévres dans le mois de Novembre, pour que, quand elles chévroteront, elles ayent abondance de nouvelles herbes, & par conſéquent de lait.

Nous avons dit que la chévre ne doit point être livrée au bouc avant qu'elle ait deux ans ; & que paſſé ſept, elle n'eſt plus bonne à porter. Nous avons dit auſſi que le bouc n'eſt bon aux fonctions génitales que pendant trois ans, & qu'il doit avoir un ou deux ans, & n'en pas paſſer quatre ou cinq : au moyen de quoi il peut ſervir à cent cinquante chévres pendant deux mois. La chévre eſt ſi laſſive, qu'elle s'accouple dès l'âge de ſept mois, quand on la laiſſe faire.

Quand on fait ſaillir les chévres, il faut bien nourrir le bouc. Quand il a ſailli une fois, on lui donne ſept ou huit bouchées de ſon & de foin à manger ; enſuite on le met en exercice avec la même chevre : il y en a même qui la lui font ſaillir trois fois de suite, afin qu'on ſoit ſûr qu'elle eſt pleine.

Quand le bouc eſt fort, & que la chévre eſt bonne, elle donne aſſez ſouvent deux, & même trois chévreaux d'une portée : cependant elle n'en donne ordinairement qu'un.

La chévre ſouffre beaucoup quand elle chévrote ; c'eſt pourquoi il eſt néceſſaire d'y veiller. Un jour ou deux avant ſa délivrance, & dix à douze jours après, il eſt bon de la nourrir de foin. Quand elle n'a qu'un an ou deux, on ne doit pas ſouffrir qu'elle nourriſſe son petit ; il faut, pour cela, qu'elle ait trois ans : ſi elle n'a pas cet âge, on fera nourrir ſon chevreau par une autre chevre ; il n'y en a point qui ne se laiſſe tetter aiſément. Il ne faut pas non plus laiſſer jamais plus d'un chévreau à nourrir à la même chévre : c'eſt pourquoi, ſi elle en a eu plusieurs d'une portée, on ne lui laiſſe que le plus fort, & on fait nourrir les autres par d'autres chévres ; c'eſt le moyen de ménager les meres, d'avoir de forts chévreaux, & de faire par conſéquent un bon troupeau.

On nourrit auſſi les chévraux avec du lait qu'on leur donne en abondance : la ſemence d'orme, de cytiſe ou de lierre leur eſt bonne, de même que les cimes de lentiſque & les feuilles tendres. Pour faire avoir du lait aux meres, il n'y a qu'à les nourrir de quintes-feuilles, ou les faire paître dans des lieux où il y a beaucoup de dictame ; ou bien les nourrir de raves, naveaux & de ſain-foin, comme nous l'avons dit ci-deſſus. Au reſte, on éleve les chévreaux comme les agneaux, & il faut y employer les mêmes ſoins ; & en cas de maladies, les mêmes remédes que nous avons enſeignés pour les brebis & les agneaux [...].

Les chévres alaitent ordinairement leur petit un mois : ſi on veut ménager leur lait, on peut leur retirer le chevreau à quinze jours pour le vendre ; mais cela ne s'obſerve que quand on a peu de chévres : quand on en a beaucoup, & qu'on en fait un grand commerce, il y a plus de profit à élever les chévreaux qu'à les vendre petits ; on ſe défait ſeulement de quelques uns, & on éleve tous les autres, ſoit mâles ou femelles, pour augmenter le troupeau, & avoir le profit de leur lait, de leur poil, de leurs peaux, de leur chair, & des chévreaux qui en proviendront.

Quant aux boucs ou chévreaux mâles, on les châtre preſque tous à ſix mois ou un an, pour qu'ils deviennent plus forts, de meilleur goût & d'une chair plus délicate ; ce qui les rend d'un débit bien meilleur : c'eſt pourquoi on ne laiſſe de chévreaux entiers qu'autant qu'il en faut pour multiplier le troupeau ; & il en faut peu, comme nous l'avons dit, puiſqu'un bouc ſuffit à cent ou cent cinquante chévres.

Les boucs ne prennent graiſſe que quand ils ſont châtrés ; & ils ne ſont bons, non plus que les chévres, que quand ils ſont gras : c'eſt alors qu'on les vend ou qu'on les tue pour la proviſion de la maiſon.

Pour engraiſſer les chévres & les boucs, il n'y a qu'à les mener dans des lieux où ils ſe plaiſent, & où ils trouvent aſſez de nourriture. Les chévres ſont contentes, pourvû qu'elles broutent & ne manquent point d'eau, & que l'hiver elles ſoient chaudement : on peut auſſi, pour les engraiſſer, les nourrir de choux ou de raves, naveaux & ſain-foin, dont nous avons parlé ci-deſſus pour les brebis.

Des maladies des Chévres.

Le tempérament des chévres ſympatiſe ſi bien avec celui des brebis, que leurs maladies ſont les mêmes, & par conſéquent les remedes, à l'exception néanmoins de celui de la fiévre, & de trois autres maladies qu'elles ont chévroté, & le mal-ſec.

Les chévres ſont encore attaquées quelquefois d'un mal contagieux qui les fait mourir par troupeau : ce qui leur vient principalement d'une trop grande pâture : c'eſt pourquoi, lorſqu'on voit quelque chévre atteinte de ce mal, on doit la ſéparer & s'en défaire, car il n'y a point de remede ; & il faut ſaigner toutes les autres, pour calmer la fermention du ſang & en diminuer le volume ; ne les point laiſſer paître de tout le jour, & les jours ſuivans ne les faire pâturer qu'une fois : cette diette les préſerve de la contagion.

Si elles tomboient en langueur, pour quelque autres cauſe que ce ſoit, il faudroit leur donner à manger des joncs & des racines d'aubeſpine pilées & mêlées dans de l'eau de pluie, ſans leur donner autre choſe à boire : ſi cela ne les guérit pas, il faut les vendre, ou les tuer & les ſaler pour la proviſion de la maiſon.

On dit que les chévres ne ſont jamais ſans Fiévres, & qu'elles meurent auſſitôt qu'elles ne l'ont plus : mais cette opinion n'a nulle apparence, puiſque la chévre ne pourroit pas vivre avec une fiévre continuelle, & encore moins être ſi légere, ſi alerte, avoir l'œil ſi vif & être ſuſceptible d'embonpoint. Ainſi il eſt à croire que ce que quelques gens prennent dans la chévre pour des ſignes de fiévre, ſont des ſignes naturels à cet animal.

Il faut pourtant avouer qu'il eſt quelquefois attaqué d'un mal, dont les ſymptômes approchent de ceux de la fiévre : c'eſt à peu près le mal contagieux dont je viens de parler ; & on l'appelle fiévre putride ou peſtilentielle, parce qu'elle fait, en peu de tems, beaucoup de dégât dans un troupeau. Les chévres, qui en ſont attaquées, deviennent tout d'un coup languiſſantes & abbatues, maigriſſent & meurent en peu de tems. Cette fiévre leur vient preſque toujours d'excès de nourriture, qui les charge de trop d'umeurs, & met le ſang trop en mouvement : c'eſt pourquoi on les met à part, on les ſaigne, & on les fait jeûner & repoſer juſqu'à ce qu'elles ſoient tout-à-fait remiſes, on ſaigne auſſi le reſte du troupeau, & on ne le laiſſe paître qu'une fois le jour, pendant deux ou trois jours.

L'Hydropiſie vient aux chévres pour avoir bû trop d'eau. Pour les en guérir, avant qu'elle ſoit formée, il leur faut faire une ponction au-deſſous de l'épaule, afin de faire écouler par-là tout l'amas d'eau qui leur enfle le ventre : on met ſur la ponction une emplâtre faite de poix de Bourgogne & de ſain-doux pour guérir la plaie.

L'Enflure vient aux chévres après qu'elles ont chévroté : la matrice leur enfle ſouvent, ou à cauſe des grandes douleurs qu'elles ont ſouffertes en chévrotant, ou parce que l'arriere-faix n'eſt pas bien venu ; ce qui leur cauſe un grand déſordre : pour le calmer, on leur fait avaler un verre de bon vin rouge, ou trois demi-ſeptiers de vin doux, cuit.

Le Mal-ſec ſe connoît quand elles ont les mammelles tellement deſſéchées, qu'il n'y a plus la moindre goutte de lait : ce mal leur vient des grandes chaleurs. On le guérit en les menant tous les jours paître à la roſée, & en leur frotant les mammelles avec du lait bien gras, ou, pour mieux faire, avec de la crême. Au lieu de les mener paître, bien des gens les tiennent enfermées à l'étable, & les y nourriſſent de feuilles de vignes ou d'herbes les plus tendres.

Des Chévres Indiennes, qui ſont d'un grand rapport, & faciles à avoir.

Comme on a fait venir en Europe des vaches & des brebis Indiennes, dont la race eſt établie en France, on a auſſi amené des chévres qui font beaucoup de profit par-tout où on les veut établir.

Les Anglois & les Hollandois ont été les premiers à en avoir chez eux : ils en ont apporté la race des Indes & de Barbarie. Elles donnent deux & trois fois plus de lait que les nôtres ; il eſt meilleur, & le fromage auſſi : elles donnent preſque toujours deux chevreaux : elles ont le poil plus fin & en plus grande abondance ; on en fait, entr'autres, de beaux camelots, & on peut les tondre deux fois l'an, ainſi qu'on fait les barbets, dont la race eſt auſſi venue de barbarie. Les Anglois ont diſperſé ces chévres Indiennes dans les pays maigres & montagneux, où les pâturages n'étoient pas aſſez bons pour les vaches & les brebis qu'ils avoient amenées des mêmes pays ; & par-là ils ont ſû mettre à profit les côtes les moins fertiles, & établir chez eux de belles races de beſtiaux de grand rapport. C'eſt par la quantité des établiſſements & des ſoins de cette eſpéce que les Anglois & les Hollandois ont attiré à eux tant de profits, ſoit en manufactures, commerce de cuirs ou autres, qui les ont rendus riches & puiſſans. La France leur a envié, ou plutôt elle leur a enlevé la gloire & l'utilité de ces avantages ; mais c'eſt aux Particuliers à la ſoutenir par leurs ſoins.

La race de ces chévres de Barbarie ou des Indes a paſſé en France ; & l'on appelle, en Provence, Beſons, les chévreaux qui en viennent : mais nous en avons peu ; il faut la multiplier davantage, & l'établir dans tous les endroits du Royaume où l'on nourrit des chévres. La choſe est fort aiſée, puiſque, ſans même aller en Afrique ni aux Indes, nous en pouvons tirer de Provence par la voie de Marſeille, ou d'Angleterre & de Hollande : il n'y a qu'à leur donner la même nourriture & les mêmes ſoins qu'à nos chévres, dont chacune portera deux chévreaux par an ; on les aura de bonne heure, on les engraiſſera & on les vendra cher, ou ce ſeront des boucs bons & vigoureux, qui ſerviront deux & trois fois plus de chévres que les nôtres ; elles donneront beaucoup de lait & de fromage, & elles peupleront les lieux qui ne ſont point propres aux vaches ni aux brebis, enſorte qu'il n'y aura point de terrein perdu. Quoique les chevres aiment les brouſſailles & trouvent à brouter par-tout, elles s'accommoderoient bien des bons foins ſi on vouloit les y mener. Voyez & pratiquez, pour ces chévres étrangeres, ce que nous avons dit ci-devant, pages 257 & 310, des vaches & des brebis, qui viennent des mêmes pays, & qui font tant de profits.

La Nouvelle maison rustique, Louis Liger, 1762




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édité par Christian Domec - xhtml - css - roseau - stat - rss - màj - m@nuscrit - potière

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