Cette tempête est ce que nous appelons le progrès
pleine chèvre ou traceLire La Chèvre jaune & Balade caprine à travers la littérature tourangelle
En cinquante ans de progrès, notre paysan est passé du mode de vie familiale et communale à un monde individualiste, devant répondre aux diktats de l'économie de marché, avec la dépossession de la maîtrise de sa propre production. Ainsi, a-t'il été entraîné à sa fin.
Au début du XXe siècle, Franz Kafka (1883-1924) pressent dans « L'Amérique » ce que sera la civilisation technique, en décrivant la fébrilité maladive du travailleur sur le port de New-York : « C'était un mouvement sans fin, une turbulence, qui se transmettait de la mer turbulente aux hommes démunis et à leurs œuvres. Image de la civilisation technique, seule civilisation de l'oubli de la mort. » Et l'auteur de « La Métamorphose » d'opposer comme exemple à suivre, la communauté paysanne tchèque, vivant en paix en harmonie avec la nature : « Impression générale que font les paysans : ce sont des nobles qui se sont réfugiés dans l'agriculture, où ils ont organisé leur travail avec tant de sagesse et d'humilité qu'il s'insère dans la moindre faille dans l'ensemble des choses et qu'ils sont, eux, protégés contre tout roulis et tout mal de mer jusqu'à l'heure bienheureuse de la mort. »
Le dernier cri pour sauver la paysannerie, à ma connaissance, fut poussé par Jean Robinet, en 1970, dans « Les Paysans parlent » (Flammarion). En effet, en décembre 1968, les six pays du Marché commun, adoptèrent le plan Mansholt [1], qui décida une nouvelle restructuration de l'agriculture européenne. « Selon ce plan, qui reste muet sur l'avenir des hommes, plus de 5 millions d'agriculteurs devaient rapidement disparaître, alors que l'Europe en comptait 10 millions. » « S'ajoutant eux 10 millions d'entreprises disparues au cours de la décennie 1960/70 » [2]
Or, écrit l'auteur de « Compagnons de labour » « Les ouvrages ne se comptent plus qui se consacrent à la grande mutation rurale, à cette France des champs que neuf sur dix auteurs au moins souhaitent voir disparaître. C'est en ce sens que les pouvoirs publics ont orienté leur action. Ainsi sous la présidence de Georges Pompidou, une commission, présidée par le doyen Vedel [3] va sensiblement dans le sens du Plan, en proposant sur l'ensemble des terres cultivées, le gel, abandon, reboisement, aménagement touristique de 12 millions d'hectares. »
En 1990, pour le dixième anniversaire de la revue de l'intelligentsia « Le Débat » de Gallimard, le rédacteur, le philosophe Marcel Gauchet se réjouit de « La fin des paysans » dans un article appelé « Pleurer les paysans ? », « De voir s'éteindre l'une des espèces les plus irréductiblement rebelles à l'esprit authentique de la démocratie » et de conclure « L'homme libre n'existe encore qu'à l'état d'échantillons singuliers il est à naître comme espèce. Du moins avec « La fin des paysans », l'espèce de l'homme irréductiblement serf est-elle en train de mourir. Ainsi, au nom du progrès, notre élite a-t'elle fêté « La fin des paysans ». »
Cette puissance et ce cours inéluctable du « progrès » que décrit Walter Benjamin (1892-1940) dans « Thèses d'histoire de la philosophie » : « ... L'ange de l'Histoire... a le visage tourné vers le passé, où se présente à nous une chaîne d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines, et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête, qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel, devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès »
Jean Domec, 2003
[1] Sicco Leendert Mansholt (1908-1995), homme politique néerlandais, Président de la Commission du Marché commun en 1958. En 1972, dans une lettre qui eut un grand retentissement, Mansholt dénonça le gaspillage de « La Société de consommation » et se fit le champion de la croissance zéro.
[2] Dictionnaire encyclopédique d'histoire Mourre, Bordas, 1996.
[3] Georges Vedel (1910-2002) agrégé et professeur de droit public, membre de l'Académie française, ancien membre du Conseil constitutionnel.
À consulter également :
- Le Bon sens du curé de campagne
- L'Amour du pain, du vin, du terroir : un Art de vivre français
- Des marchands d'illusions
- La Légion d'honneur et autres distinctions
- Non à un nouvel aéroport
- Pour une maison de la chèvre à Tours
- À propos de l'Appel de Heidelberg
- Faut-il brûler... Les ouvrages de François Rabelais et de Pierre de Ronsard ?
- La Visite du prieuré de Saint-Côme à La Riche, en Touraine, sera-t-elle interdite au public ?
- Penser à l'homme
- De profundis ?
- Pinard et tabac, un miracle
- Et retrouver la joie de vivre
- Les Français se portent bien
- Les Relations de l'homme avec sa « plus noble conquête »
- Déjà la vache anglaise
- De l'homme et de l'animal en système productiviste
- De tout cœur avec mes amis Anglais
- Déculpabilisons la nostalgie !
- Une société sans travail
- La Seule arme
- Les Canons de la santé en France
- Feux de forêts... Appel aux élus
- À l'échelle humaine
- Le Meilleur des mondes
- Habiter le monde
- Escoute bûcheron
- Les Propriétés vitales du petit commerce
- Qui va piano va sano
- Il y a rois et rois...
- Pour un monde coloré
édité par Christian Domec - xhtml - css - roseau - stat - rss - màj - m@nuscrit - potière